Un visage familier.

Le sol de la forêt est froid aujourd'hui. Mes pattes ont du mal à rester posé dessus sans geler sur place. Je marche en regardant le sol. Avec cette température basse, une plaque de verglas disposée devant moi ne m'étonnerait pas du tout. Donc je dois l'avouer, je n'avance pas très rapidement, vu que je regarde bien attentivement où est-ce que je pose les pattes. Tout en grelottant, je cherche de quoi manger en ce matin frisquette. J'avance lentement entre les sapins, tous différents les uns des autres. Des grands, des piquants, des verts, des couverts de neige etc... Je renifle un des troncs et sens une odeur alléchante. L'odeur d'un lièvre. Je souris malicieusement en entendant mon ventre gargouiller. Je suis l'odeur et arrive près d'un terrier. Le petit animal brun se tient tout droit devant son repère tout douillet. Je m'aplatis sur le sol et fixe le lièvre à l'allure svelte. Mes yeux bleus de la quittent pas une seule seconde. Lorsque ma proie s'éloigne de son terrier, je fonds dessus et me mets à la dévorer tranquillement. Je profite du silence pour me reposer après avoir pris mon petit déjeuner fort bon je dois dire. Soudain, j'entends des pas s'approcher. Je redresse rapidement la tête, me redresse et découvre une odeur familière flotter dans l'air. Je fixe les environs, à l'affut du moindre mouvement qui pourrait surgir de nul part.

Kishi a toujours aimé les forêts. Remplis d'arbres de toutes tailles, d'ombres, de reliefs ; tout ce qui peut plaire à une espionne en quête de cachettes. Elle n'avait pas de mission particulière pour aujourd'hui, si ce n'est encore et toujours, se renseigner sur les rumeurs de l'invasion de possibles loups irradiés sur l'île. Plus elle aurait d'informations, plus sa meute pourra se préparer à diverses défenses. Bien évidemment, l'intérêt n'était que moindre puisqu'il était évident que les Taïgas sortiraient toujours vainqueurs de ses batailles, bien sûr. Mais autant que cela soit facile avant même le commencement, non ?
Mais Kishi n'avait pas envie de mettre les pattes sur le continent pour se faire une idée elle même, surtout avec les retombées radioactives actuelles. Cependant, se renseigner sur le possible chemin entre l'île et le continent peut être une bonne chose, puisque jamais personne ne l'a encore découvert. Il faut dire, il n'y a jamais eu encore d'intérêt à le chercher. Il faut bien s'y mettre un jour! Mais voilà, qui pourrait avoir une idée du chemin ? Sûrement pas les Taïgas, et les Toundra n'ont l'air de rien savoir non plus. Les solitaires, par contre, puisqu'ils errent sans cesse dans notre île sans jamais s'installer de manière fixe, pourront peut être renseigner Kishi.
Depuis peu, elle avait repéré la présence d'un loup dans la Taïga. Elle s'en était rapproché petit à petit, pour finalement discerner qu'il s'agissait d'un loup blanc, plutôt jeune. D'ailleurs, il lui rappelait quelque chose, allez savoir pourquoi. Elle l'épiait de loin, et fut plutôt étonnée de sa capacité de chasse. Autant ce loup ne pourrait sûrement pas l'égaler dans le domaine de l'espionnage - sinon, il l'aurait peut être débusquée en train de le guetter -, cependant Kishi ne serait pas capable de suivre une odeur laissée sur un tronc enneigé aussi loin du terrier que l'était celle reniflée par le loup blanc. Pour cet acte, cet inconnu montait un petit peu dans l'estime de la louve.

Soudain, choc. Elle le reconnaissait. Elle en fut toute bouleversée. Elle ne se souvenait plus de son nom, mais elle l'avait déjà rencontré auparavant. Cette jeune boule de poil blanche, à peine plus jeune qu'elle, et que Kishi avait côtoyé pendant une bonne année de son enfance, pas si lointaine. Au fur et à mesure que la louve ébène s'avançait dans la direction du jeune loup, ses souvenirs remontaient. Ses jeux, ses courses. Ca ne pouvait être que lui.
Deuxième choc. Elle ralentit. Il était partit, lâchement. Exclu des Taïgas, et jamais revenu, jamais excusé. Elle eut envie de faire demi tour et de partir, pour ne pas avoir à l'attaquer : Il n'avait plus rien à faire sur les terres des Taïgas ! Mais voilà, elle était trop proche maintenant, elle ne pouvait pas reculer - ses principes en seraient attaqués. Elle prit la décision de la dégaine royale, sûre d'elle, comme si rien ne pouvait l'atteindre, avec une marche lente et grâcieuse. Le loup se redresse, il l'a repérée ; et exactement à ce moment là, son nom retentit dans le crâne de Kishi.
- Bonjour, Loukaï, lance-t-elle.

Je découvre avec une certaine surprise ce visage noir, familier, si familier. Je scrute ce visage surplombé de ces yeux bleus. Deux iris bleus qui ne me sont pas inconnus. Mais où est-ce que j'ai bien pu croiser ce regard ? Je n'arrive pas à me le rappeler. Je plisse un peu les yeux pour tenter d'éclairer un peu ma lanterne. Rien du tout. Raaaah ! Que ça m'énerver de ne pas arriver à remettre le doigt sur cette personne. Je réfléchis plutôt maintenant au moment où j'aurai pu la croiser. Je n'ai pas revu de loups de meute depuis... un certain temps maintenant. Alors peut être qu'elle fait partie des Taiga et que je l'ai connue durant mon enfance. J'ai connu plusieurs louveteaux dans mon enfance. Mais j'ai souvent joué avec... Kishi ?! Je fais rapidement un visage surpris. Après autant de temps, revoilà mon amie Kishi. Un beau et grand sourire s'affiche sur mon visage blanc. Je suis tellement contente de la revoir. Mais je vois un peu d'hostilité dans son expression. Pourquoi dont ? Ah oui je viens de comprendre. Ma départ a dû la décevoir. Elle doit me voir sans nul doute comme un lâche qui fuit ses proche, sa meute. Qui fuit la responsabilité de protéger son territoire face aux nouveaux arrivants. Je ne dis rien et la regarde approcher. Sa voix a bien changé depuis le temps. Elle était jeune et douce autrefois. Maintenant il s'agit de la voix d'une louve forte, adulte. Je lui réponds gentiment et sans méchanceté.

- Bonjour Kishi, quelle joie de te revoir.

Je lui souris, joyeux et content. Je viens quand même de retrouver une très bonne amie d'enfance, je suis très content et ému de la revoir après environ un an sans nouvelle ni mots échangés.

Mais comment réagir ? Kishi est là, en face d'un loup qu'elle a apprécié, mais ses principes et sa fidélité envers sa meute lui crient d'agir, de faire partir ce loup du territoire des Taïgas. Il en a été exclu, il n'a pas le droit de revenir. Quant à l'intéressé, il semble passer à travers pleins d'émotions différentes. Il est surpris, en réflexion, de nouveau surpris puis semblant manifester à la fois de la joie et de la tristesse, de la mélancolie. Mais Kishi n'est pas omnisciente, elle ne sait pas tout ça.
Le loup blanc lui a répondu. " Bonjour Kishi, quelle joie de te revoir ", en ces mots, dans lesquels la louve noire perçoit juste que Loukaï, comme elle l'a reconnu, n'est pas aussi tendu qu'elle. Elle sourit. En fait, il a l'air calme et posé ; et dans la situation dans le crâne de la jeune Kishi, c'est assez bouleversant. Elle fronce les sourcils. Si seulement elle ne le connaissait pas.
Elle reste statique. Elle décide de bouger. Son corps ne suit pas. Elle se fait psychologiquement violence, elle lève une patte, mal à l'aise. Elle se place de côté, comme pour tourner autour de Loukaï ; sans avancer pour autant, juste se placer, en cas.
- Que fais-tu là?, demande-t-elle enfin, d'un air tiré entre le neutre et l'agressif.
Elle regrette aussitôt ses mots. Elle ne devrait pas être méchante avec Loukaï, il représente une partie de son enfance. Puis elle ne les regrette plus : Pourquoi devrait-elle les regrettés ? Elle se doit de l'expulsé, il n'a rien à faire ici.
Kishi est dans une impasse, tiraillée entre son devoir et sa volonté propre. Loukaï était si amusant, quand ils étaient encore petits. Un temps qui ne date pas de si longtemps, et pourtant où ils étaient tout à fait inexpérimentés. Etait-il au courant qu'elle était devenue Espionne depuis ? Elle ne devait pas encore l'être à son départ. Et lui, qu'était-il devenu ?
La question à présent, c'est de savoir si elle veut la réponse à sa question par curiosité vis-à-vis de son ami d'enfance, ou bien par stratégie de combat.